Madame Jarrar:Un vidéo-poème de Mathieu Samaille
Grâce au pouvoir de la suggestion, la poésie sonore et visuelle unit les sens et les sensations, les rythmes et les variations temporelles, intérieures et extérieures.
Devant Madame Jarrar se déploie un paysage devenu terne, aux gestes routiniers ; en elle se bousculent les émotions et les souvenirs, la vision du corps jeune de son mari décédé, toujours objet d’amour et de désir. Les images surannées, usées comme son personnage, explorent ce corps aimé puis soigné, rongé par la maladie : c’est le lieu du manque, de la douleur, du souvenir, celui du réconfort aussi.
Au soir de sa vie, Madama Jarrar entend toujours le refrain que lui chantait sa mère Abneti Alsaghira / Ma petite fille, elle garde en elle la perception de la jeune fille qu’elle a été.
***
Through the power of suggestion, this video poem unites senses and sensations, inner and external rhythms and changes in time.
A dull landscape and the daily routine unfolds before Mrs Jarrar; inside of her, emotions and memories jostle against each other as she remembers the young body of her deceased husband, still the object of love and desire. Antiquated images, as worn out as the protagonist, explore this body, loved and cared for, gnawed by cancer: it’s a place of loss, grief, memory but also comfort.
In the autumn of her life, Mrs Jarrar can still hear her mother’s voice singing to her Abneti Alsaghira / My little girl; inside, she still feels like the little girl she once was.
_________________________
La comptine de Madame Jarrar
par Chantal Partamian
Le court-métrage de Mathieu Samaille résonne comme une comptine que l’on fredonne pour raconter une histoire dure que les mots à eux seuls ne pourraient contenir. C’est un film sur la perte mais aussi sur l’exil, sur la lenteur d’une vie passée ailleurs avec la certitude de la solitude au bout du fil.
C. P. : Peux-tu situer le film dans ton œuvre générale?
M. S. : Madame Jarrar est mon deuxième vidéo-poème. Il est né comme une évidence quelques mois après le décès de mon père. Madame Jarrar n’est pas ma mère, mais elle évoque une image de femme que beaucoup reconnaîtront. Je voulais travailler le rapport au temps et à l’absence de proches, décédés ou éloignés, notamment en raison de l’exil. Ces personnes sont toujours présentes en nous sous différentes formes. Les associations sensorielles que je travaille sondent les contrastes entre le monde intérieur et extérieur, les écarts temporels, les représentations figées qui tournent en boucle puis se transforment, le monde perçu par les sens qui créent un entrelacs poétique en soi. C’est une esthétique que je poursuis de film en film. Depuis, j’ai créé plusieurs vidéo-poèmes, dont une œuvre avec thème et variations sur cette présence extrême des absents, à l’intérieur de nous, au point de s’oublier dans les images d’autrui. Je l’ai appelée Mort, un Moment. Son pivot est Madame Jarrar.
Madame Jarrar a des enfants, son mari meurt d’un cancer. La désintégration du corps ravagé se révèle à nous en pixels et le récit se déploie par le prisme d’une poésie audiovisuelle à variations temporelles. Madame Jarrar est infirmière, mais ne peut rien contre un corps en douleur qui devient lieu de manque, d’abandon et de souvenirs. Les pixels consomment son corps meurtri, du négatif au positif, en essayant de pointer la source du mal. Les fleurs en éclosion, dans une tentative de vie, se propulsent vers nous mais aussitôt se referment et se fanent comme si le cadre filmique, espace d’espoir, n’en était pas un. Samaille tente la création d’une nouvelle conception du temps et du réel, pour rendre aux amants, madame Jarrar et son mari, des fragments perdus. La dégradation confère au film une valeur esthétique qui fait écho à la dégradation du corps dévalorisé qui s’effrite.
C. P. : Peux-tu me parler de ton rapport à la désintégration de l’image ?
M. S. : Mon rapport à la création est avant tout poétique. J’ai étudié et enseigné la littérature et, pour moi, la vidéo-poésie est une étape dans l’histoire du genre, avec les moyens de notre époque : j’essaie de transposer des procédés littéraires dans les arts médiatiques. Je travaille l’œuvre immersive avec l’attention que requiert la profondeur d’un poème. Grâce aux dimensions audiovisuelles, je peux développer des réseaux transversaux d’associations d’idées, de pensées, de sensations. L’image et le son développent, de manière suggestive, les souterrains du texte, ce que l’on ressent quand on lit, ce que l’on comprend instinctivement, par petites touches de figures et de symboles. Ainsi, dans Madame Jarrar, mon fil conducteur était le désir de montrer le contact intérieur qu’on entretient avec des personnes disparues, mais aussi avec ce qu’on a été soi-même, puisque l’effacement est inéluctable. Je l’ai transposé en pixelisant l’image pour donner cette impression de « désintégration », mais aussi en filmant la peau sur laquelle transparaissent des images signifiant ses changements au cours de la vie. On entend un texte poétique qui évoque avec simplicité la réalité de Madame Jarrar. On voit les strates qui s’y cachent malgré le délitement du temps.
L‘écho de la berceuse arabe, « Ibnati ya saghira » (Ma petite fille ) amplifie cette solitude ressentie par madame Jarrar, telle une prière de l’au-delà du temps, et met au premier plan la question qui parfois me hante, qui se recueillera sur nos tombes , loin si loin ?
Madame Jarrar rentrerait bien au pays.
Mort d’un cancer, mort d’une guerre, mort de l’exil
Qu’est ce qu’elle appelle, son pays ?
C. P. : Y a t-il un rapprochement avec la comptine dans une langue qui, je le présume, t’es étrangère? Est-ce que cela rime à une désintégration de la compréhension aussi ?
M. S. Je suis proche de personnes qui ont vécu l’exil, moi-même ne vivant au Québec que depuis 16 ans. Il me semblait qu’un contrepoint au quotidien routinier de mon personnage serait plus fidèle à la réalité complexe qui l’habite ; madame Jarrar vieillit, mais son enfance vit en elle, la voix de sa mère aussi. Son être contient l’histoire de sa lignée et ce qu’elle a été. Ce n’est donc pas la désintégration de la compréhension, mais plutôt l’ouverture vers une compréhension plus grande, multiple, complexe de ce que nous sommes.
Personnellement, quand je suis angoissé, je chante dans ma tête, ça me rassure. J’ai imaginé que le chant qui trotterait sans cesse dans l’intériorité de madame Jarrar serait une sorte de leitmotiv qui la lierait à son enfance, à ses racines. Elle entend sa mère fredonner : « Abneti Alsaghira / ma petite fille ». Cette petite fille, c’est toujours Madame Jarrar, peu importe son âge. La berceuse de son enfance l’emplit d’une nostalgie rassurante et nous touche car elle contraste avec l’image que nous avons d’une femme âgée. La langue rappelle son exil. Ce chant montre une des multiples couches qui nous habitent. S’intégrer à une nouvelle société en est une, la fidélité à ses origines en est une autre. L’idée du « en même temps » m’intéresse beaucoup. L’être humain est complexe et la vidéo-poésie me paraît être un art ontologique, c’est-à-dire propre à sonder cette complexité pour mieux la représenter.
Tout est flou comme la mémoire, qui se désintègre lentement pour laisser place aux bribes de réalité, du moment present ; un entre-deux dans lequel on existe où ne reste qu’une berceuse du passé rappelant le temps antérieur et la connexion humaine d’antan. Une connexion qui ne peut plus être recréée dans ce nouveau lieu où les enfants deviennent étrangers et où le seul lien avec l’ancienne terre, l‘âme sœur, disparaît ravagé par une maladie que l’on refuse de nommer par peur de propager la malédiction.