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Your Father Was Born a Hundred Years Ago and So Was the Nakba:Un court-métrage de Razan Al-Salah

Une voix fantomatique, désincarnée, voire imaginaire, retentit: celle de la grand-mère de la cinéaste, une réfugiée palestinienne établie au Liban qui n’a jamais pu revenir à sa ville natale. Ses paroles hantent les images de Haifa que nous rapportent les caméras de Google Street View, les seules lui permettant de rendre visite à cet espace qui n’est non seulement plus sien, mais qui lui est désormais méconnaissable. Elle sillonne en vain cet espace numérique à la recherche de sa maison, probablement démolie après la Nakba, et de son fils Ameen, qu’elle imagine toujours enfant prisonnier d’un passé distant. Aux images fragiles, soumises aux caprices des connexions à bas débit, se superposent celles, latentes, du traumatisme de la déportation.

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A ghostly voice echoes: the disembodied, imaginary voice of the filmmaker’s grandmother, a Palestinian refugee in Lebanon who was never able to return to her hometown. Her words haunt Google Street View images of Haifa, the only means she could have had of visiting her lost home. But 50 years after the “great catastrophe,” the streets are no longer recognizable. The old woman’s soul wanders in vain through cyberspace in search of her house, probably demolished after the Nakba, and for her son Ameen, imagined as a little boy from another time. Over the images, which distort and pixilate as the network connection cuts in and out, are superimposed images of the trauma of forced relocation. Razan Al-Salah pays heartbreaking tribute to the first generation of refugees.

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Le spectre numérique

par Chantal Partamian

Dans Your Father Was Born 100 Years Old, and So Was the Nakba (2017) de Razan al Salah, une grand-mère palestinienne retourne dans sa ville natale et explore le paysage urbain de la seule façon qui lui est possible de le faire, c’est-à-dire en tant que fantôme numérique. Ce docu-fiction propose ainsi une (re)construction de la mémoire du retour à travers un souvenir inventé : en utilisant Google Street View, la réalisatrice imagine sa grand-mère retourner de son vivant dans la ville où elle a grandi, 7aïfa*.

L’utilisation de Google Street View comme moyen d’explorer 7aifa est un choix particulièrement poignant, car cela met en exergue l’incapacité de retourner physiquement sur la terre d’appartenance en raison de l’occupation et de la colonisation continues de la Palestine. Par sa présence numérique, Teta navigue dans les rues de la ville et revisite des sites familiers, une expérience aussi teintée de frustration devant l’incapacité d’habiter physiquement l’espace. « If I were walking, I would have found it, even if it’s not here anymore », laisse-t-elle entendre.

Razan  : Mon travail est ancré dans la limitation, dans la nécessité matérielle et donc dans l’image nécessaire. J’avais besoin de retourner en Palestine. J’ai franchi la frontière coloniale sioniste européenne à travers ce retour numérique. Cela signifiait retrouver 7aifa à travers sa capture d’images à 360 degrés par une voiture Google. Une ville est capturée ; les images deviennent des murs ; une promesse photoréaliste de rencontre, mais aussi une impasse à travers ce vide virtuel. L’image à 360 degrés positionne l’utilisateur en tant que dieu, complètement immergé et pourtant distant. Téta — ma grand-mère — n’est pas une simple utilisatrice.

Dans ce film, si les images promettent une immersion photoréaliste dans un lieu, elles créent dans le même temps un vide virtuel qui empêche toute véritable rencontre avec la réalité du lieu et de ses habitants. Il en ressort une esthétique coloniale, qui saisit les lieux en images-murs, et s’oppose à une esthétique de la terre trouvant son sens dans le retour en Palestine.

Just like a colonial aesthetic lies in the structure of Nakba, a land-based aesthetic lies within a structure of Return.

Razan : La voix de Téta est un spectre numérique hantant ce vide carcéral ; son souffle, un puits, sa famille, son exil, son retour, ses voisins, la langue, la mer. Même le mouvement systématique vers l’avant de la voiture Google se déplace désormais au rythme de sa respiration. Son fantôme chevauche la voiture de haute technologie comme un Bouraq** dans le vent.

Elle retourne à un temps qui est à la fois passé et présent ; elle répète son exil et son retour en même temps, en boucle, avançant vers la libération. L’espace se désintègre de manière intermittente entre chaque point de capture, avec son souffle, une lettre absente du nom palestinien de cette ville :7aaa.

Les murs d’images se désintègrent avec la faible résolution du film : un enregistrement d‘écran de l’image richement arrachée par un géant de la technologie coloniale. Un espace-temps nécessaire pour le processus de réalisation du film, qui était nécessaire pour que j’imagine une structure de retour en Palestine (et le refus de tout ce qui est moins qu’un retour…).

Le souvenir imaginaire de Téta, le retour à 7aifa, permet à al Salah de renouer avec un sentiment d’appartenance et d’héritage qui lui a été refusé et même arraché. Son film reconnaît la fragilité et l’incomplétude de telles mémoires, souvent obscurcies ou déformées par le traumatisme et les limites de la représentation. L‘œuvre d’al Salah se révèle être une exploration profonde de l’expérience du déplacement des Palestiniens et de leur aspiration commune au retour, une meditation sur les conséquences durables de l’exil forcé.

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*On écrit 7aifa avec un 7 pour transcrire phonétiquement la lettre ح issue des langues sémites. Ce son, sans équivalent direct dans l’alphabet latin, reste impossible à prononcer en Hebreu moderne et de ce fait, par les colons israéliens venus de contextes européens.

**Le Bouraq, ou Burak (en arabe, البراق, al-burāq), est, selon la tradition islamique, un coursier fantastique venu du paradis, dont la fonction est d‘être la monture des prophètes.

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