Zoom Out

Arrivée de Fernand Léger devant la gare du Palais

Par un jour de grands vents…

pour Elliott

[…] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !
– Les chants de Maldoror, Comte de Lautréamont.

Nous sommes à Québec le 7 mai 1945. La capitulation de l’Allemagne est annoncée depuis quelques heures à peine. Dans toutes les grandes villes des pays alliés, tant en Europe qu’en Amérique, les citoyens euphoriques se massent spontanément dans les rues et célèbrent la « Victoire ». À cette occasion, on relate que les étudiants de la capitale paradent dans la haute-ville, manifestant un « excès de joie ».

Espiègles, carabins, ils envahissent le parlement déserté par les ministres. Vu leur nombre et leur insistance, les collégiens parviennent à forcer l’entrée principale des différentes chambres du palais législatif et ciblent celle des députés. Certains conquièrent la galerie de la presse alors que d’autres grimpent en triomphe sur les pupitres. Fuse un désordre d’encriers, de bills en confettis, de serpentins, « “de gruau, de pois à soupe et de poudre à laver” ». L’éphémère assemblée réclame la présence des membres du gouvernement de l’Union nationale et, plus spécialement, le premier ministre Maurice Duplessis (1890-1959), alors à Montréal. 

Tandis que la rumeur des revendications résonne encore, les textes des oriflammes brandis à l’occasion sont transcrits dans les quotidiens des 8 et 9 mai. Ceux-ci réfèrent à un chaos d’éléments distincts : « À bas la taxe de luxe ! de Duplessis» ; « Joie des Facultés non-essentielles » ; ou encore « Vive Truman », « Vive de Gaulle », « Vive Churchill » ; « Vive King » ! Dans le cortège, un pantin du défunt chef du IIIe Reich est porté en triomphe sous les arches des portes de l’antique citadelle. On peut imaginer leurs chants : « Hitler chez Satan ! » ; « Les vers dévorent Hitler » ; et sans oublier un bien senti : « Le Boche est fourré ».

Hourra Léger ! … à mort l’académisme (?)

Nous sommes toujours à Québec, le surlendemain, soit l’après-midi du 9 mai 1945. En provenance de la gare Windsor à Montréal, sur le « train rapide » de 10 h 20, Fernand Léger (1881-1955), peintre d’« avant-garde » français expatrié aux États-Unis en 1940, est accueilli par une foule d’étudiant·e·s de l’École des beaux-arts de Québec. Devant la gare du Palais, ils portent haut des étendards de fortune sur lesquels on peut lire : « à mort l’académisme ! » ; « Hourra pour Léger ! » ; « En “fous” à la conférence arc-en-ciel ! ». À leurs côtés se tiennent leurs professeurs Marius Plamondon (1914-1976) et, derrière la caméra, Omer Parent (1907-2000). Tous permutent pour prendre la pose devant l’objectif. Une fois la petite foule alignée, la caméra balaie le champ, montrant les étudiant·e·s articuler un slogan difficile à décrypter. À l’extrémité droite, on constate la présence d’un homme coiffé d’un chapeau et dont la stature nous est familière. D’un geste directif, il prend Léger par la manche afin de le soutirer aux manifestants. L’instant suivant, nous comprenons qu’il s’agit du premier ministre, Maurice Duplessis.

Nous sommes bien le 9 mai 1945 puisque, le soir même à l’Amphithéâtre de médecine de l’Université Laval, Léger présente sous le patronage de l’Association canadienne pour l’avancement des sciences (ACFAS), une conférence intitulée « La libération de la couleur ». Lors de cette allocution, l’artiste explique à l’auditoire que « La couleur est une des nécessités vitales, c’est une matière première aussi importante que l’eau et le feu, sans la couleur le monde ne pourra vivre. […] Après la guerre, les films qui paraîtront sur les écrans seront en couleurs ».

En phase avec ces propos, cette conférence est assortie à une projection cinématographique en « technicolor ». C’est l’occasion de projeter en tête d’affiche et pour une première fois au Canada le film « Léger en Amérique » de Thomas Bouchard (1945), conservé aujourd’hui à la bibliothèque de Harvard, et de lancer le livre Fernand Léger : la forme humaine dans l’espace (1938-1944) (M.A. Couturier, Maurice Gagnon, Siegried Giedion, François Hertel, S.M. Kootz, Fernand Léger, J. J. Sweeny, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1945).

Hernani la nouvelle

Le lendemain, 10 mai 1945, la même conférence est représentée dans l’Amphithéâtre « art déco » du Jardin botanique de Montréal, cette fois sous le double patronage de l’ACFAS et de la Faculté des lettres de l’Université de Montréal. Au sein d’une salle comble, la projection du film, commentée par Léger, fait l’effet d’un coup de théâtre sensationnel comparé à une nouvelle « bataille d’Hernani » par Éloi de Grandmont, journaliste au quotidien Le Canada. Si bien que les esprits échauffés, déjà excités par l’arrivée d’un printemps de tous les espoirs — la guerre est finie ! — en viennent à interrompre le conférencier illustre. Au moment où ce dernier fustigea l’enseignement académique des arts, on entend vrombir dans l’assistance : « À bas Maillard ! À bas Maillard ! ».

À lire l’article d’Éloi de Grandmont, on comprend que ces quelques jours de mai 1945 furent un véritable moment pivot. Pour un ensemble de praticien·n·e·s québécois·e·s issu·e·s de plusieurs médias artistiques — incluant le cinéma et la photographie — ce rare alignement d’astres se révélerait être l’amorce de changements paradigmatiques dont on ne mesurait pas alors toutes les dimensions.

La caution de Léger insuffla du courage aux légions estudiantines. En quelques heures et avec une redoutable efficacité, tout se passe comme si c’était l’acte de naissance d’une « modernité » artistique qui venait d’être signé. Dès ce moment, à Québec comme à Montréal, Omer Parent et son proche ami Alfred Pellan allaient revendiquer des réformes et de nouvelles approches dans les Écoles de beaux-arts du Québec, inspirées du « Bauhaus » (Dessau, Allemagne) et des expériences de László Moholy-Nagy au « School of Art Institute » (Chicago, États-Unis). Ils allaient mettre « à bas l’académisme ».

Quant à Charles Maillard (1887-1973), directeur de l’École des beaux-arts de Montréal, mais aussi — l’histoire l’a parfois oublié — directeur général des beaux-arts de la Province et administrateur de l’École des beaux-arts de Québec, il allait remettre sa démission à peine un mois plus tard à la suite d’un nouveau coup d’éclat fomenté par les étudiants de Pellan (Jean Benoit, René Chicoine, Lucyl Martel et Mimi Parent en tête) le 12 juin 1945, à l’École des beaux-arts de Montréal. Un instant rendu célèbre dans la scène d’ouverture mémorable du film biographique d’André Gladu (Pellan, 1986).

Hasard et contingences

On ne peut que conjecturer au sujet du concours de circonstances inouï en vertu duquel se sont rencontrés Duplessis et Léger, deux figures que l’on suppose avoir des positions opposées en matière d’art : simple hasard ? Serait-ce plutôt que Duplessis devait accueillir Léger de manière confidentielle sur l’invitation de Jean Bruchési (1901-1979), sous-secrétaire d’État et aussi président de l’ACFAS, l’après-midi précédant sa conférence ? Cela, tandis que les étudiants d’Omer Parent aux beaux-arts de Québec, certainement prévenus par Pellan de l’heure « H » de l’arrivée de Léger, se coordonnaient pour l’évènement ? Serait-ce alors que tous étaient venus accueillir le « peintre français de réputation universelle » et furent simplement surpris de cette co-présence ? Le seul fait qu’existe aujourd’hui un film témoignant de cette invraisemblable rencontre évoque bellement le Deus ex machina d’un cinéaste habitué aux mises en scène et facéties amicales…

Condamnés au silence de la pellicule 8 mm, nous ne saurons sans doute jamais quelle fut la teneur des échanges entre les figures cet après-midi-là. Devant l’absurdité qui consisterait à prêter l’oreille pour entendre l’écho de leur voix, conviendrait-il mieux alors de titrer cet extrait en paraphrasant d’une boutade Le Comte de Lautréamont : « Munis de leurs imperméables et fedoras par un jour de grands vents, Maurice Duplessis, Fernand Léger, Omer Parent et Marius Plamondon se rendent fortuitement aux chutes Montmorency… pour en découdre sur l’académisme ».

Sébastien Hudon

Omer Parent (1907-2000)

Originaire de Québec où il complète une formation de peintre à l’École des beaux-arts de Québec (1922-1925), Omer Parent fut également photographe, cinéaste, graphiste publicitaire, décorateur pour les grands magasins montréalais puis professeur et directeur de l’École des beaux-arts de Québec (1949). En 1970, il fonde l’École des arts visuels de l’Université Laval (actuelle École d’art) qu’il dirige jusqu’en 1972. En 1991, Parent a fait don à la BAnQ de plusieurs bobines de films qui témoignent de son activité de cinéaste.

Zoom Out est heureux de pouvoir offrir la première présentation numérique de ces films et documents, largement inédits. Cette présentation a été initiée dans le cadre des activités entourant l’exposition Laisse la fenêtre ouverte, incursion dans l’imaginaire créatif d’Omer Parent, présentée à la Maison Hamel-Bruneau (Québec) du 28 septembre au 18 décembre 2022.

Sébastien Hudon, commissaire

Sébastien Hudon est chercheur en histoire des médias et commissaire indépendant. Il a été commissaire de plusieurs expositions dont Photographes rebelles à l’époque de la Grande Noirceur (1937-1961) (2011) ; Quelques moments d’utopie, NYX/1993*2013 (2013) ; et Jean Soucy, Peintre Clandestin (2015-2017). Il occupe présentement un poste de conseiller de programmes pour Patrimoine Canada.