Bienvenue aux niveaux parallèles:Incitation à découvrir les arrière-salles des jeux vidéo
Ce texte a pour objectif de vous convaincre de vous glisser dans le labyrinthe des jeux vidéo. Pas ceux qui comblent l’ennui sur votre téléphone mobile ou Bienvenue aux niveaux parallèles : incitation à découvrir les arrière-salles des jeux vidéo
Cet article a un objectif : vous convaincre de glisser dans le labyrinthe des jeux vidéo. Non pas ceux qui comblent l’ennui sur votre téléphone mobile ou le cliché « phallobalistique » du divertissement militaro-industriel, mais ceux qui sont pour moi, et pour plusieurs autres, une véritable obsession. Une obsession amplifiée par la cristallisation ballardienne du temps pandémique m’ayant poussé à me consacrer à l’apprentissage des outils qui me permettraient de créer mes propres expériences.
Le déclic vers cette voie date de 2015. Ma pratique en art vidéo, cinéma extrême et musique industrielle se faisait indépendamment de mes recherches académiques autour de la spatialité des jeux vidéo. Dans ma création, les sujets de prédilection sont le bruit et les tentatives de sortir de ce monde. Je retrouvais des traces de ces fixations dans les jeux vidéo : l’utilisation du glitch chez Suda 51, les compositions bruitistes d’Akira Yamaoka pour le premier Silent Hill (1999), les espaces impossibles, etc. Mais ces entrecroisements sont demeurés en silo jusqu’à la découverte de Kitty Horrorshow. Les titres de cette conceptrice de jeux ont produit chez moi un séisme intérieur aussi intense que lors de mes premiers visionnements des films de Paul Sharits. Ces jeux, entièrement développés en solo, avaient un style, une signature propre. Ils étaient également plus radicaux que les jeux dits indies comme ceux d’Edmund McMillen (The Binding of Issac, 2011) ou de Jonathan Blow (Braid, 2008) (conçus par des équipes réduites, se distinguant des productions à gros budgets, les AAA). Il s’agissait d’expériences à la fois oniriques et terrifiantes, mais aussi marquées par des questionnements intenses sur l’identité et la société. J’ai trouvé dans les créations de Kitty Horroshow une production vidéoludique en résonance avec ma démarche d’artiste. Une fois la première dose injectée, il me fallait approfondir davantage et découvrir d’autres expériences similaires.
Il m’est apparu nécessaire de documenter les titres les plus pertinents et inspirants afin d’en garder la trace. Mon portfolio en ligne (tombeau où j’abandonne mon travail passé), s’est ainsi transformé en une archive des jeux vidéo qui ont laissé leur marque dans mon insatiable recherche : un peu pour compenser ma mémoire défaillante, mais aussi pour les faire rayonner. C’est que cette pratique de création de jeux est en constante effervescence depuis quelques années, entre autres grâce à l’accessibilité de moteurs de créations tels Unreal, Unity et Godot. Le site d’hébergement de jeux Itch.io, le plus connu et utilisé pour son interface conviviale, ses positions fermes (notamment anti-NFTs), et son pourcentage récolté sur les ventes, moins avare que Steam, a atteint plus de 600 000 titres cette année. Tout n’est pas intéressant, mais dans la foulée, on retrouve des expériences à la fois idiosyncrasiques et intimes. Dans certains cas, il y a même une véritable posture de création personnelle, en dehors des préoccupations commerciales et du divertissement. Il s’agit d’œuvres où les tripes sont généreusement répandues sur la table, les vulnérabilités dévoilées au grand jour et, la plupart du temps, offertes gratuitement (note ici que de produire un jeu, peu importe son apparente simplicité, est toujours assez laborieux, ne serait-ce que pour les interminables tests visant à s’assurer que le code fonctionne).
Les expériences suggérées dans ce dossier visent ainsi à partager un tour d’horizon de cette forme d’expression. Le défi d’économie, surtout de sélectionner les œuvres les plus pertinentes, fut aussi grand que ma passion pour le sujet. Conséquemment, il ne peut s’agir que d’une proposition non exhaustive de la pluralité d’une pratique alternative de création vidéoludique. S’imposait donc de miser sur les jeux vidéo qui se tiennent en marge de son industrie, qu’elles soient une expression personnelle ou une salve contre tout concept normatif. Ici se pose le premier problème : celui du terme « jeux vidéo ». Ce qu’ils sont, leur potentiel, dépasse la définition qu’en fait son industrie, et exige de penser le pluriel pour s’en émanciper. Les expériences proposées ne résonnent pas auprès des communautés traditionnelles de jeux vidéo – c’est 23 millions de Canadiens qui jouent en ce moment, la plupart d’entre eux à des jeux dits casuals ou grand public (Candy Crush, par exemple). Inversement, l’expression « jeux vidéo » est connotée et, par biais ou snobisme sémantique, ces créations ne sont pas non plus considérées dans les autres milieux culturels. Ce faisant, les titres suggérés ont tous ce point en commun : ils remettent en question ce que sont les jeux vidéo, voire le terme en soi.
Ready Player One : premier carrefour du labyrinthe
Notre premier point d’entrée sera l’utilisation des affordances en jeu vidéo comme des remédiations du cinéma. Joey Schutz intègre les films de famille de sa grand-mère dans Maps of the Known World (2021) et les croise avec une mécanique dactylographique : il faut taper le texte qui apparaît à l’écran afin de préserver la clarté de l’image, sinon elle s’embrouille progressivement. Schutz joue ici sur le rapport aux archives, à la mémoire, mais également aux mots et aux images qui ne sont qu’un indice partiel de la portée affective des souvenirs.
La production alternative et indépendante de jeux vidéo n’est pas un phénomène récent (on peut penser à Colossal Cave Adventure, dès 1976). Le prochain titre remonte aux glorieuses années de Newgrounds, site web légendaire de la première décennie du 21e siècle, dont la notoriété s’est établie par la diffusion de jeux conçus en Flash. De cette époque, dys4ia (2012) sort du lot. Anna Anthropy, qui signe cette œuvre, propose une série de tableaux inspirés des jeux d’arcade qui servent de mises en scène, pour révéler les expériences parfois humiliantes et frustrantes de sa transition de genre. Par un détournement des attentes, Anthropy utilise la jouabilité pour créer une connexion empathique permettant de reconnaître les enjeux et les défis de ce processus, mais également les injustices économiques et politiques liées aux identités de genre. Elle a par ailleurs écrit l’excellent Rise of the Videogame Zinesters (2012), plaidoyer pour une création vidéoludique personnelle.
Jack King-Spooner crée lui aussi des univers vidéoludiques complètement déjantés à l’esthétique inusitée. On a droit ici à une véritable production artisanale, King-Spooner privilégiant l’animation image par image, la sculpture, les illustrations au crayon et les moult effets glitch et de déformation. Ses jeux sont marqués par une sensibilité singulière, une volonté de dépeindre le monde, sa beauté comme ses horreurs. Ses productions posent des interrogations éthiques quant à l’altérité, la création, la spiritualité et le médium vidéoludique en soi, n’évitant jamais une mise en abyme pour se remettre en question. Il s’agit d’expérience intense, basée sur un souci de la communauté. Ce dernier élément est parfaitement représenté dans son œuvre chorale The Stage (2015), où il propose trente-trois saynètes, des collaborations avec d’autres conceptrices/concepteurs, musicien·nes, cinéastes et artistes (dont Kitty Horrowshow) qui n’est pas sans rappeler le Rabbits de David Lynch, mais aussi les films d’animation des Frères Quay et le cinéma d’animation expérimentale polonais et tchèque, dont Švankmajer.
La fiction interactive est une catégorie extrêmement populaire sur Itch.io, notamment en raison des plateformes Bitsy et Twine qui permettent la conception d’expériences poétiques conjuguant textualité, images, sons et interactivité. Cecile Richard propose plusieurs courtes expériences interactives créées sur Bitsy, où sa poésie croise une esthétique minimaliste fort évocatrice au profit des limitations de la plateforme. Novena (2018), présenté par sa conceptrice comme une « supplication », explore des connexions et des enchevêtrements entre humanité et nature.
Pour finir dans ce lot, ma petite offrande pour ce dossier, soit un hommage à un cinéaste qui a marqué mon travail autant par sa violence viscérale que son projet de déconstruction du cinéma : Paul Sharits. P,L,A,Y,I,N,G (2022) est un peu une adaptation parodique, mais surtout une lettre d’amour au célèbre T,O,U,C,H,I,N,G (1968). Je partage dans mes propres recherches, bien humblement, ce projet de démonter le médium vidéoludique pour en révéler ses véritables virtualités, ses potentiels futurs. Je vous invite à explorer cette arène de flickers et à tester les variations possibles entre points de vue et positions spatiales. J’en découvre encore qui me surprennent, dans mes (multiples) ajustements et corrections.
Entrez dans le labyrinthe, et découvrez le plaisir de vous y perdre !
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Une pièce sonore de Marylène Negro